Signée et datée 'DE TROY 1736' en bas à droite
Dans un cadre en chêne sculpté et redoré, travail français du début du XVIIIe siècle
Portrait of Marie-Anne Gaillard de la Bouexière de Gagny, her father, her husband Jean-Hyacinthe Hocquart, Lord of Montfermeil, and their son Jean-Hyacinthe-Emmanuel Hocquart, future Marquis of Montfermeil, canvas, signed and dated, by J.-F. de Troy
51.37 x 38.77 in.
Collection de Jean-Hyacinthe Hocquart, seigneur de Montfermeil (1694-1764) ;
À son fils Jean-Hyacinthe-Emmanuel Hocquart, marquis de Montfermeil (1727-1778) ;
Puis par descendance jusqu’au propriétaire actuel ;
Collection particulière, Paris
Bien qu’inédite, l’image s’impose d’emblée comme l’un des chefs d’œuvre de Jean-François de Troy. Si aucune d’entre elles ne présente un espace visuel aussi complexe, elle évoque d’autres de ses plus célèbres compositions notamment Le Déjeuner d’huîtres conservé au musée Condé à Chantilly (fig. 1), ou La lecture de Molière (collection particulière, fig. 2)1. A la croisée du portrait et de la scène de genre, cette composition raffinée met également en scène les plus beaux exemples des arts décoratifs produits à cette époque. Dans la lignée de l’Enseigne de Gersaint d’Antoine Watteau, Jean-François de Troy dispose ses figures autour d’une robe d’une incroyable élégance, donnant ici son dernier « tableau de mode », selon les termes employés par Pierre-Jean Mariette. Ces « tableaux de mode » n’appartenaient pleinement à aucun des genres hiérarchisés au XVIIe siècle par André Félibien. Les contemporains les nommaient aussi « sujets modernes » ou « sujets agréables »2.
La toilette d'une aristocrate, entourée de ses amis, sa famille, ses domestiques et ses fournisseurs, est un thème récurrent de l'art français depuis les travaux des artistes de l’Ecole de Fontainebleau3. Le Dictionnaire de l’Académie française de 1762 indique les diverses acceptations du mot, qui ne désigne pas, comme aujourd’hui, seulement l’activité consistant à se laver, mais l’action d’enfiler des vêtements, ainsi que de se parfumer et de se nettoyer certaines parties du corps. Tous ces gestes étaient susceptibles de se faire en présence de tierces personnes : « On dit, Voir une Dame à sa toilette, l’entretenir à sa toilette, pour dire, la voir, l’entretenir pendant qu’elle s’habille. » Il s’agit d’une toilette sèche, le terme désignant aussi l’ensemble des objets nécessaires à ce rituel. Celui-ci s'inspirait, sans doute de façon lointaine, de la toilette royale, reflétant le loisir et l'aisance d'une noblesse qui pouvait exposer en toute confiance ses habitudes privées à ses proches et à ses subordonnés. La chambre à coucher ou le cabinet de toilette pouvaient servir d'espace semi-public et de prétexte à la description de l’intérieur luxueux de l'aristocratie parisienne, annonçant ainsi les valeurs ultérieures des Lumières et des nouvelles relations familiales plus intimes.
Par sa réinvention du sujet, qui ne doit plus rien aux scènes de genre hollandaises du siècle précédent, notre tableau est novateur et trouve une postérité immédiate chez Boucher, Chardin, Hogarth, etc.
Un intérieur à la mode
Fourmillant de détails identifiables, notre tableau constitue un précieux témoignage de la production des arts décoratifs du début des années 1730. Certains éléments permettent par exemple de situer la scène en hiver à la mi-journée. Sa description est presque inépuisable. A gauche, nous découvrons le mobilier dans son usage quotidien. La table de toilette est encore debout4, pas encore basculée. Sur cette dernière sont posées une psyché en laque rouge, une boîte à aiguilles de toilette, lesquelles sont piquées sur le coussin au-dessus5, une gantière en argent et, de biais, une boite rectangulaire à racines (tiges végétales pour nettoyer les dents). Au-devant, deux boîtes à fard rondes sont posées sur un plateau.
Le père de Madame tient une boîte à priser et son profil se reflète dans le miroir de la psyché. Au second plan, le fauteuil canné est un fauteuil d’usage associé à la toilette. Monsieur Hocquart de Montfermeil est assis sur un fauteuil tapissé à entretoise. Derrière lui, un pare-étincelles de velours bleu canard assorti aux rideaux est placé à distance du foyer allumé. La cheminée est d’un style légèrement antérieur à notre tableau, appartenant encore à l’esthétique Régence. Son linteau est vide d’objets à l’exception d’un livre relié et d’un autre protégé par une couverture en parchemin. A l'époque on reçoit les livres brochés et on ne les fait relier qu'après leur lecture, subtile suggestion de la culture du modèle. L’absence de vases orientaux et de pendule est inhabituelle dans un intérieur aussi cossu. Aux murs, les moulures non dorées en bois laqué sont étonnamment sculptées et s’appuient sur un travail d’ornemaniste probablement non réalisé. Les bras de lumière, dont seules les bougies à fonction réfléchissante sont placées, sont proches des modèles d’Aurèle Meissonnier. Le miroir révèle une position atypique de l’équipement de portière surplombant le dessus-de-porte et de couleur bleue comme les rideaux (alors qu’il est communément placé un peu plus bas) pour qu’il soit au même niveau que la tringle de la fenêtre à gauche6. On note à gauche la présence de très fonctionnels volets intérieurs. Tous ces éléments sont autant d’informations sur le confort dans les maisons aristocratiques parisiennes du milieu des années 1730.
Jean-François de Troy aime citer ses propres œuvres dans ses scènes d’intérieur : ici le reflet du dessus-de-porte peint montre Zéphyr et Flore tenant un flambeau, symbole d’amour marital et de fertilité, rappelant une toile conservée dans une collection privée7 (on retrouve une composition proche dans la voussure du Déjeuner d’huitres, déjà cité, à Chantilly).
Le morceau de bravoure de notre toile est la robe de Madame de la Bouëxière, qui ne peut nous échapper. C’est une robe à la française à plis Watteau dans le dos, en lampas. Il s’agit d’une étoffe assemblant des fils de soie d'or et d'argent dont les motifs sont en relief. Son décor broché polychrome représente des pots à orangers dont s’échappent des gerbes de fleurs sur un fond satin crème, dans la lignée des étoffes dessinées par Jean Revel à Lyon. Ce type de tissage à décor de fleurs « naturalistes » est daté vers 1733-1740. Un modèle extrêmement similaire se retrouve par ailleurs dans le Portrait de Jacques Hupeau, architecte du pont royal à Orléans, et de sa famille du musée d’Orléans (fig.3)8. On notera l’absence de galons en bas de la robe, à rebours du col. Madame de la Bouëxière porte au poignet une miniature sur un bracelet de velours dont on ne peut identifier le portrait. Monsieur porte un habit de velours mastic avec un gilet en brocart, au fond bronze ou vieil or brodé de fleurs polychromes, placé sur une chemise à cravate. L’enfant est vêtu d’un gilet de soie de couleur « gris de lin » en taffetas ou gros de Tours changeant, chaîne bleue et trame rouge brodé argent, sous un habit de couleur gris acier brodé argent. Les talons de ses souliers sont rouges, couleur des princes de haute noblesse, révélant l’ambition que ses parents plaçaient dans son avenir.
Notre tableau offre le spectacle d’un intérieur saisi dans un moment de transition, comme suspendu entre deux états : la toilette est sur le point d’être repliée, le fauteuil canné va être déplacé et rangé, l’écran remis à sa place devant la cheminée. Comme dans la paire de la collection Wrightsman du Metropolitan Museum de New York (n° 2019.141.21 et 2019.141.22), Jean-François de Troy accumule une multitude de détails empruntés au réel, dont l’agencement volontairement fragmenté créé une impression de vie et de mouvement.
Une famille ambitieuse
L’artiste transcrit l’aisance et l’intimité d’une famille de fermiers généraux, enracinée dans l’administration royale. A droite, Jean Hyacinthe II Hocquart de Montfermeil (1694-1764)9 occupe le poste de fermier général dès 1721, charge qu’il conserve jusqu’en 1762. En 1728, il est nommé trésorier de la Marine. Ses éminentes fonctions lui permettent l’acquisition de propriétés et de vastes domaines dans l’Est parisien. En 1735, il obtient le titre de seigneur de Montfermeil en achetant la baronnie et le château pour la somme de 210.000 livres. La commande de notre tableau parait liée à cet événement et au projet de construction en cours (fig. 4).
En 1741, il fait l’acquisition de la châtellenie de Coubron pour 100.000 livres, puis réunit l’ancienne seigneurie de Montfermeil en achetant le « Petit Château » en 1742. Cette dénomination du XVIIIe siècle le distingue du « Grand Château » édifié en 1635 par Nicolas Bourlon et détruit en 1929. Il obtient également la châtellenie de Gagny pour 91.800 livres, acquise auprès de sa belle-famille en 1760.
Marie-Anne Gaillard de la Bouëxière de Gagny, dame de Richebourg (1706 - 1751), son épouse depuis le 16 août 1725, est issue du même milieu. Sa famille est elle aussi fermement établie dans l’administration royale. Nous identifions, sur notre toile, son père, Jean Gaillard de la Bouëxière de Gagny (1676-1759), également fermier général, derrière sa fille à gauche de la toile. Il achète l’hôtel de La Porte, place Vendôme, auprès de Gilles Brunet de Rancy en 172410. A sa mort, l’hôtel Gaillard de La Bouëxière, œuvre remarquable de l’architecte Jacques V Gabriel, revient à son gendre Jean Hyacinthe, étoffant ainsi la liste des propriétés foncières de celui-ci.
Son petit-fils, le jeune garçon Jean Hyacinthe Emmanuel (1727-1778), est le fils aîné d’une fratrie de huit enfants, âgé dans ce portrait de famille de neuf ans. A l’image de son père et de son grand-père, il poursuivra une brillante carrière dans l’administration royale : il sera nommé conseiller au Parlement de Paris en 1747, puis conseiller dans la seconde chambre des requêtes du palais en 1758. Il ne semble pas avoir été collectionneur de peintures. Cependant, le musée du Louvre et le palais de Versailles possèdent des sculptures décoratives en marbre provenant des jardins de son château11.
La réunion des possessions familiales en 1777 permettent à Jean-Hyacinthe-Emmanuel, d’obtenir l’élévation du domaine en marquisat, il devient ainsi le premier marquis de Montfermeil, de Coubron et de Gagny. La puissance foncière et sociale de la famille Hocquart s’impose dans l’Est parisien d’autant que ses membres possèdent également le château de Montguichet depuis le XVIIIe siècle, situé près de Gagny. L’embellissement du château est confié à l’architecte néoclassique Claude-Nicolas Ledoux avant la saisie du domaine comme bien national sous la Révolution.
Un portrait et une scène de mode
A la date de notre toile, en 1736, Jean-François de Troy est à l’apogée de sa carrière. Nommé en 1738 directeur de l’Académie de France à Rome, il occupe ce poste jusqu’à sa mort en 1752. Au cours de sa carrière, il contribue à diffuser le goût français à l’échelle européenne. Sa renommée à l’époque repose sur des compositions religieuses et mythologiques ambitieuses, ainsi que sur des portraits d’une grande élégance, prisés des élites de son temps.
Au cours de sa carrière de peintre d’histoire et de portraitiste, entre 1724 et 1737, il créé une série extraordinaire d’une quinzaine de chefs-d’œuvre. Ces scènes galantes que l’on peut relier au goût Goncourt12 sont des reflets de la société raffinée de son temps : La déclaration d’amour du château de Sans-Souci à Postdam et La lecture de Molière de l’ancienne collection des marquis de Cholmondeley, exécutés en 1730, Le déjeuner d’huîtres du château de Chantilly et La toilette pour le bal du Getty Museum de Los Angeles, réalisés en 1735, et Le déjeuner de chasse du musée du Louvre de 1737.
Notre toile en reprend de nombreux éléments : pour ce portrait de famille, il emprunte la partie gauche de la composition de l’une d’elles, la Dame recevant un cavalier (collection particulière, fig. 5). L’espace est ici encore plus sophistiqué, avec le grand miroir qui reflète la pièce derrière le spectateur, un procédé déjà utilisé par Jan van Eyck (les Epoux Arnolfini) ou Vélasquez (les Ménines).
L’influence des « tableaux de mode » va immédiatement se faire sentir chez ses contemporains : chez François Boucher (Le Déjeuner, musée du Louvre, 1739, n° RF926, La Toilette, 1742, Madrid, musée Thyssen-Bornemisza, n°58 1967.4), François Eisen (Jeune femme à sa toilette, musée Boucher de Perthes, n° BDP144, fig. 6) mais aussi dans les scènes d’intérieurs de Jean Siméon Chardin et William Hogarth (Marriage-a-la-mode : La toilette de la comtesse, Londres, National Gallery, vers 1743, n° NG116).
Par son état de conservation exceptionnel, son iconographie complexe et ambitieuse et son caractère inédit, cette « conversation piece à la française » s’impose comme une œuvre majeure de la peinture parisienne de la première partie du règne de Louis XV.
Nous remercions Christophe Leribault d’avoir examiné le tableau avec nous, et tous ceux qui nous aidé dans la rédaction de cette notice, dont Aymeric de Villelume pour sa description des habits et Jean-François Leiba-Dontenwill pour celles des objets représentés.
Ce lot est muni de son certificat de bien culturel en date du 9 octobre 2025.
1.Christophe Leribault, Jean-François de Troy (1679-1752), Paris, 2002, p. 334, P.221a.
2. Philippe de Chennevières et Anatole de Montaiglon, Abecedario de P. J. Mariette et autres, Notes inédites de cet amateur sur les Arts et les Artistes, Paris, 1851-1860, t. II, p. 101. Voir également Jörg Ebeling, « La conception de l'amour galant dans les « tableaux de mode » de la première moitié du XVIIIe siècle : l'amour comme devoir mondain », Kirsten A. Dickhaut et Alain Viala, Les discours artistiques de l’amour à l’âge classique, Paris, 2009, p. 228, note 3.
3.Kimberly Chrisman-Campbell, "Dressing to impress: the morning toilette and the fabrication of femininity", Charissa Bremer-David (dir.), Paris: life & luxury in the 18th century, Los Angeles, 2011.
Deux expositions parisiennes ont récemment réétudié ce rituel, respectivement au Musée Marmottan-Monet, La Toilette. Naissance de l’intime (jusqu’au 5 juillet 2015) et au musée des Arts décoratifs, L'intime, de la chambre aux réseaux sociaux.
4. Le Dictionnaire de ’Académie française de 1762 indique les diverses acceptations du mot toilette.
5.Objets civils domestiques - Vocabulaire typologique - Inventaire général du patrimoine culturel, Paris, 1984, p. 295, illustration 1464.
6. Michel Chauveau, Jean-Francois Leiba-Dontenwill, Sébastien Ragueneau, L'art de suspendre les rideaux ; de l'Ancien Régime au Second Empire, Paris, 2019.
7.Christophe Leribault, 2002, op. cit., p. 301, cat. P.159
8.Acquis par le musée des Beaux-arts d’Orléans en 2006 (inv. 2006.4.).
9. Il est le fils de Jean Hyacinthe I Hocquart (1650-1723) et de Marie-Françoise Michelet (1664-1742), lequel occupe des fonctions éminentes au service du roi : conseiller du roi, premier commis de Colbert, fermier général, intendant de la Marine, de la justice, de la police et des finances (en poste à Toulon à partir de 1716, puis au Havre en 1719).
10. Ce dernier est important car son père, Paul-Etienne Brunet de Rancy, est un important collectionneur d’art, dont François de Troy a peint son portrait (marché de l’art parisien, galerie de Frise).
11.Au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, dépôt du département des sculptures du Louvre, La Charité (MR SUP 67) et la Géométrie (MR SUP 69), de l’école italienne (Gènes ?) du XVIIIe siècle et au château de Versailles, salle des gardes de la reine (MR 2979, MR 2980).
12. Jörg Ebeling, « La conception de l'amour galant dans les « tableaux de mode » de la première moitié du XVIIIe siècle : l'amour comme devoir mondain », Dickhaut, Kirsten A., Viala, Alain (dir.), Les discours artistiques de l'amour à l'âge classique, Paris, 2009, p. 227 à 244.